L’escalade sportive n’est pas un sport figé. Son évolution a été très rapide depuis sa naissance, il y a une centaine d’années. Mais ce continuum n’est pas sans soubresauts. Quelques falaises permettent de mettre en lumière certaines de ces évolutions. J’ai eu la chance cet automne de visiter certains de ces jalons: Verdon, Buoux et Siurana. Un joli voyage!
L’escalade sportive est née lorsque certains alpinistes, qui utilisaient l’escalade comme moyen d’entrainement pour améliorer leurs performances en haut montagne, ont commencé à considérer la grimpe comme un but un soi, dépassant son statu de « préparation physique ». Ceci a eu lieu au tout début du 20ème siècle… il y a donc à peine plus de cent ans!
Paul Preuss et Hans Dülfer sont deux des plus marquants « pères » de l’activité. Le premier, un siècle avant Alex Honnold, a pratiqué le solo de haut niveau et proposé une certaine éthique de l’escalade. Il est considéré comme l’inventeur de « l’escalade libre », qui consiste à n’utiliser que le rocher pour évoluer. Le second a développé des techniques de grimpe encore utilisées aujourd’hui et a développé l’utilisation des pitons, des rappels et des mousquetons pour se protéger des chutes. Ces hommes ayant posé les premières pierres, l’escalade a pu commencer à voler de ses propres ailes!
Ce sera dès les années 1970 que l’escalade devient un phénomène public. De plus en plus de pratiquants s’adonnent à ce sport naissant. Peu de grimpeurs connaissent Preuss, beaucoup connaissent Patrick Edlinger! Ceci se fera grâce à « Opéra vertical » (1982), un film mettant en scène Edlinger et propulsant l’escalade sur le devant de la scène publique.
Les gorges du Verdon
C’est ici que Patrick Edlinger a fait ses gammes… puis marqué à jamais l’histoire de l’escalade. La beauté et la perfection du geste sont les seules choses qui comptent. Et, de cette esthétique et de cette exigence, découle un style de vie, une recherche de simplicité. L’escalade comme but en soi est arrivé, on surnomme son père européen « Le Blond ». Nous sommes dans les années 70 et 80. L’escalade, autant en Europe qu’aux USA (Yosemite), attire les jeunes un peu rebelles, enfants de mai 68, qui trouvent dans cette pratique une manière d’exprimer leurs rêves de dissidents face à une société consumériste et carriériste. Patrick Edlinger parlait de « un sandwich et un verre d’eau » pour exprimer ce dont il avait besoin pour vivre en plus de l’escalade…
Avec Mathilde, nous avons, entre autres grimpé, la voie « L’ange en décomposition », parcourue par Patrick Edlinger dans le légendaire film « Opéra Vertical » et grimpé en solo intégral par Alain Robert. Non seulement la ligne et le rocher sont exceptionnels, mais on y ressent le poids de l’Histoire.
Ici est né l’escalade dans laquelle la manière importe bien plus que le résultat.
Tirer sur ses bras ou sur des pitons pour arriver en haut ne devrait plus être l’objectif du grimpeur. Arriver en haut de manière élégante, propre et maitrisée le devient. Et aujourd’hui encore, pour être élégant dans « L’Ange », il faut se donner!
Le Verdon est un magnifique miroir de ce qui s’est passé en France en matière d’escalade: de l’ouverture de « La demande » aux projets de grimpeurs actuels comme Séb Bouin. Ce dernier en parle d’ailleurs avec brio dans cette VIDÉO…
Un beau livre complet, écrit par Bernard Vaucher, retrace l’histoire du Verdon avec brio: « Les fous du Verdon ».
Buoux
Les premiers grimpeurs ont sévi à Buoux dès le début des années 60 mais c’est dans les années 80 que le niveau explose. Le rocher, compact n’accepte par partout des pitons. On commence alors à y ouvrir, comme ailleurs à cette époque, des voies du haut (en rappel), en perçant des trous pour y mettre des chevilles à expansion. Cette révolution technique est centrale pour l’escalade et désormais, ici comme ailleurs, des voies sont ouvertes en dehors des lignes évidentes de fissures. Ce point est central pour comprendre l’évolution de l’escalade parce que l’évolution des outils techniques ouvrira les portes à de nouveaux possibles. Sans perceuse: pas de voies dans des murs compacts. Quant à l’ouverture du haut… elle aura ses heures de gloire puis ses farouches détracteurs!
Buoux devient alors un des « laboratoires » de la difficulté en escalade!
En 1983, à Buoux, la « génération Edlinger » a mordu! On dénombre plus de mille grimpeurs dans les gorges. C’en est trop, les locaux mettent des restrictions pour le camping sauvage… restrictions aujourd’hui encore appliquées! À l’heure actuelle, la falaise de Buoux n’est plus du tout à la mode. L’escalade y est technique et peu raide. Les points d’assurage sont parfois fort éloignés. Et les cotations sont restées celles des années 1980: sévères! Trois critères qui ne plaisent pas beaucoup aux grimpeurs fraichement sortis des salles d’escalade modernes, ultra-déversantes, ultra-équipées et aux cotations qui caressent parfois le client dans le sens du poil… Mais pour ceux qui savent ravaler leur fierté, qui apportent plus d’importance à la beauté de la ligne qu’à la cotation, qui aiment « engager » et qui vibrent de grimper sur un morceau d’Histoire, Buoux est un rêve! Et on y est souvent seul…
Siurana et ses satellites (Catalogne)
Changement d’esprit! Lorsque les premières voies sont ouvertes au début des années 80 sur les falaises qui entourent le magnifique village de Siurana (Catalogne, une centaine de kilomètres à l’ouest de Barcelone), les grandes révolutions idéologiques et pratiques de ce sport sont faites. Reste à grimper des voies de plus en plus dures! Siurana est le lieu idéal pour ça, avec des possibilités sans fin sur des murs parfaits. Trente ans après, on y croise encore les meilleurs grimpeurs du monde qui s’essaient à des voies légendaires (La Rambla, deuxième 9a+ au monde, ouvert en 2003) ou à des projets toujours plus durs… Mais on y croise aussi une foule de grimpeurs du monde entier, venant par millier vibrer sur ces lignes magnifiques. Siurana des années 2000 est désormais le Buoux de 1984!
La région regorge d’autres magnifiques falaises. Le massif géologique de Montsant accueille deux secteurs magiques: Montsant et Margalef. Tous deux sont formés de conglomérats, on y grimpe alors dans des trous laissés par les galets tombés… C’est de l’escalade raide, puissante et explosive. Un peu comme en salle…
De débuts sur les grandes parois des Dolomites par un Preuss qui grimpe sans corde des voies de difficulté inédites, en passant par les dalles verticales furieusement techniques du Verdon, pour continuer vers les dévers puissants et parfois suréquipés de Margalef, l’escalade a vécu en un siècle une évolution fascinante. Chaque étape n’écrase pas l’histoire passée mais s’y appuie pour ouvrir de nouvelles possibités, de nouvelles disciplines dans la discipline.
Pratiquer ce sport à la lumière de son Histoire en essayant de comprendre ses codes, ses polémiques, son identité et ses acteurs me passionne! Enchainer une voie hors de cette conscience enlèverai beaucoup du plaisir ressenti… Grimper, c’est avoir un certain regard sur le monde, les Hommes et la Nature.
Bonne grimpe à toutes et tous!
