Au-delà d’un récit de course ou de voyage, les quelques chapitres à venir prendront la forme d’une petite série. Ils auront comme simple but de nous rappeler quelques faits historiques connus, moins connus ou totalement inconnus. Pour ne pas oublier que « les records passent dans le temps ».

L’envie d’écrire cette série d’article, sous forme de chroniques, vient de la réalisation récente d’un record abracadabrant.

Benjamin Védrines et Léo Billon, en février dernier, réalisent en 9h10 la Gousseault-Desmaison en face nord des Grandes Jorasses, en partant de Chamonix à pied. Vous le savez certainement ! Ce qui m’a totalement abasourdi c’est la comparaison entre cette réalité et la fiction que j’avais écrite en 2007 et postée en 2021 sur notre site…

Comme je l’indique, c’était une fiction et j’étais loin de penser que je la vivrais en réalité. Extrait :

« …. Les libert’airs se déplacent souvent, en hiver, en goultrottant. Goultrotter désigne la pratique de l’escalade en goulotte, mais au pas de course. Les lignes de glace, présentes plus de dix mois par année sont, souvent les axes les plus directs. Ainsi, nous allons faire nos achats, pour les produits du district « alpes-venice », en passant par la grande classique de la face nord des Grandes-Jorasses, la voie « No Siesta ». Une heure dix d’escalade, facile, nous évite l’attente à l’embouchure des triples tunnels passant sous les Alpes. Ces tunnels, sous vide d’air (incendies et explosions impossibles), demandent une préparation de plus d’une heure, à l’entrée. Ce qui rend les déplacements inter-districts, longs et fastidieux…. »

Sommet de l'Eiger helyum.ch

Ben, nous y sommes !

Pour cet itinéraire nous pourrions nous poser cette question: qui entre René Desmaison ou Benjamin Védrines & Léo Billon a réalisé le record le plus stupéfiant ? Les 9h10 dans la voie et en hiver ou les 342 heures (dont bien 280 de celles-ci en mode survie) que René Desmaison a vécu ? 342 heures c’est exactement : 14 jours et 6 heures… Un record de longévité dans de telles conditions. Sauvetage retardé volontairement ou pas, je n’entre pas dans cette polémique, mais la résistance de maître Desmaison aura été poussée à des limites « recordiennes ». Celle de Serge Gousseault, décédé lors de cette ascension, n’étaient pas aussi aiguisée.

Loin de moi la prétention d’écrire un article sur un sujet aussi brulant ! Cependant, j’avais envie de prendre la plume et de revenir un peu sur une partie de l’histoire liée aux records réalisés (ou pas…) dans les massifs montagneux du monde.

Que ce soit très clairement écrit, je ne prétends pas tout connaître dans le domaine des records. L’exercice est plutôt de compiler, regrouper et comparer ces derniers (disons ceux que je connais) avec l’évolution de la montagne, du climat, des mentalités et du matériel.

L’essai est ambitieux, mais le défi me plaît. Bonne lecture!

Le seul gros problème est de trouver la structure de l’article ! Par montagne, par massif, chronologiquement ou par « acteurs » dans ce domaine. Le choix est quasi cornélien alors d’avance, je vous prie d’excuser cette même structure si pour vous elle n’apparaît pas logique ! Mais c’est une partie du problème, la logique n’est pas la même pour tous…. Même dans les records, la preuve en est :

Christophe Profit remonte la directe Américaine aux Drus le 30 juin 1982 en escalade solitaire et en moins de 3h30 alors que Thomas Gross, quelques années plus tôt (avril-mai 1975) ouvrait, en solitaire, sa voie dans la même face en 17 jours, guitare à la main et lenteur voulue…. Lequel des deux se trouve vraiment dans un record ?

En préparant les bases de ces écrits, je me rends bien compte qu’il est pratiquement impossible de dissocier les records des enchaînements d’ascensions en temps éclair. Ce qui m’impose donc de parcourir dans ma mémoire et celle de la toile, l’historique des enchaînements tel que je m’en souviens. Une fois de plus, je ne peux pas prétendre tous les connaître. Merci pour votre indulgence si j’en oublie au passage. C’est qu’ils seront passés trop vite devant le stand !

Il est extrêmement compliqué de trouver des informations qui relèvent d’un « record » ou d’une performance avant l’arrivée du « style alpin ». Pour diverses raisons et avant tout parce que l’âge d’or de l’alpinisme est composé de  « records » vu que tout était à faire, ou presque. Puis viennent les grandes ouvertures des années 1930 à 1940 (faces nord du Cervin, de l’Eiger et des Jorasses). Le sujet est vaste.

Cela dit, la première performance alpine remonte au 26 juin 1492 avec l’ascension du Mont Aiguille ! Sur ordre du roi de France, Charles VIII, un des ses fidèles capitaines entreprend l’ascension du « Mont Inaccessible ». Il séjournera au sommet, ainsi que ses hommes, jusqu’au 5 juillet dans l’attente de l’arrivée d’un huissier afin d’attester la réalisation ! Non, l’huissier ne s’appelait ni Rodolphe Popier, ni Ebenhard Jurgalski… Mais en 1492, cet huissier est monté au sommet afin d’attester l’ascension. Il ne sait pas reposé sur les images ou les dires des autres, LUI !

Mais revenons au sujet principal de mes écrits. La vision d’un style épuré (et donc plus léger et plus rapide) arrive dans les années 60. Un des ambassadeurs de cette éthique : Reinhold Messner.

Eiger Alexandre Gal helyum.ch

Preuve en est avec ces deux performances du moment réunies en une seule réalisation. Le 20 juillet 1969, quatre ans après l’ouverture de la voie en cinq jours, il répète La Davaille aux Droites en 8h00. 4ème répétition de cet audacieux itinéraire et surtout premier parcours à la journée et en solitaire. Armé d’un piolet à manche droit et un poignard à glace… Un sacré record sur le moment. Dans ces quatre lignes, vous analyserez deux évolutions incontournables de notre milieu. La positive, le matériel…. (poignard à glace) de l’époque et celui que nous avons actuellement.

La triste évolution négative: la date d’ascension ! Le 20 juillet…. Actuellement à cette date, vous seriez à la meilleure période pour aller aux cristaux dans cette face !

1974 : R.Messner et P.Habeler signe une belle performance en reprenant la voie Heckmair en face nord de l’Eiger en 10h00. Premier parcours dans la journée. Le monde alpin commence à parler de record. Nous entrons dans l’époque de l’accélération des performances, avec l’idée que moins longtemps vous vous exposez en montagne, mieux cela sera pour vous. Ceci donne naissance à l’entrainement spécifique, la préparation aux projets et aux performances proprement dites. R. Messner est certainement un des premiers alpinistes à réfléchir sérieusement à l’entraînement et la nutrition pour réaliser ses projets, une sorte de quête aux records…

« Ça y est, j’ai planté le décors, créer le climat de mon article. Ça sent la peur, ça pue la perf, j’aime bien cette ambiance. Pas vous ? ah, bon ! «  (Qui de mes lecteurs me retrouvera les bonnes paroles, le titre de la chanson et le chanteur ? )

L’Eiger est un des ces terrains de jeux sur lequel le monde des records verra une partie des grandes réalisations. Ce géant bernois abrite une partie de l’histoire que relate mon premier épisode. Les autres chapitres voyageront dans les massifs montagneux du monde, pour revenir, lors du dernier épisode, sur tous ces records inconnus, personnels, ou cachés.

Voie Carrard Dent d'Hautaudon avec Jérôme Gottofrey guide de montagne chez Helyum

Les temps des records à l’Eiger.

L’Eiger est l’un des sommets phares de la scène des performances. Mais nous ne nous rappelons de loin pas tous les exploits que referme cette face. Je survole volontairement la face de l’Ogre et ses performances. Tous les acteurs de ces dernières sont médiatisés ou l’étaient.

1981 : Ueli Bülher remonte les quatre kilomètres (en développé) de la voie Heckmair en 8h30. Exploit reprit par Francek Knez en 6h00 l’année suivante.

1983 : Deux grimpeurs solitaires, Thomas Bubendorfer (4h50 en connaissant l’itinéraire) et Reinhard Patscheider (5h00 à vue) descendent le temps du record de l’Ogre. Performances impressionnantes. Les rares photos de T.Bubendorfer montre une face en glace noire, truffée d’impacts de chutes de pierres. Il faut attendre 20 ans pour qu’à nouveau les chronos tirent vers le bas. Mais dans ce laps de temps, deux grosses « perfs » sont réalisées dans cette face :

Jean Marc Boivin remonte, en solitaire la face en 7h30, mais sort par la directissime Harlin !

Quant à la seconde performance, elle est composée de plusieurs chapitres et records :

Entre 1985 et 1987, cette face fait partie du projet totalement fou de Christophe Profit. Enchainer les trois faces nord (Eiger, Cervin et Jorasses) en solitaire et non-stop. Une première fois l’été 1985 en moins de 24 heures, puis durant l’hiver 1987 en 40 heures. Christophe réalisera aussi, dans cette période, la première ascension hivernale solitaire de la voie Heckmair en 10h00. Christophe avait un réel plan d’entrainement et de nutrition pour réaliser ses projets. Il confirme, si besoin est, que l’alpinisme est entré dans l’ère du professionnalisme, des performances et des chasses aux records.

Puis, les années 2000 accélèrent tout. Entre 2003 et 2015, principalement 3 acteurs courent contre le chrono dans cet itinéraire en ED ! Christoph Hainz, guide de montagne sud tyrolien, ré-ouvre le débat en 4h30 le 24 mars 2003. Il n’est pas à son coup d’essai vu qu’il a déjà à son actif, entre autres,  l’ascension solitaire de la Franco Argentine au Fitz Roy en 9h00 en 1994. Puis arrive dans l’arène « The Swiss Machine » Ueli Steck. Il fera entre 2007 et 2015 plusieurs passages dans la face. Les chronos affichent 3h54, puis 2h48 pour finir à 2h23. Entre ces réalisations un autre acteur de ce genre de record, Dani Arnold, guide de montagne Suisse réalise la face en 2h28. Dani passera aussi au Cervin et dans sa face nord en 1h46 !

L’Eiger et son immense face nord était, est et sera toujours un terrain de prédilection aux performances en tous genres. Mais cette course contre le temps existe sur toutes les montagnes du monde, j’en veux pour preuve : L’Himalaya ! Prochain chapitre de cette série.

sommet cho oyu